Depuis le début de la pandémie, les tribunaux québécois ont fait preuve d’une grande réserve sur la qualification des décrets gouvernementaux liés au COVID-19 (les « Décrets »).
Fréquemment saisis de demandes d’ordonnance de sauvegarde visant à déterminer l’obligation de paiement du loyer, peu de juges (voire aucun) ont voulu se mouiller afin de trancher si les Décrets constituent un trouble de droit ou une force majeure, reportant cette tâche sur le juge chargé d’entendre l’affaire au fond.
La décision Tremblay c. Soutex en est d’ailleurs le plus récent exemple.
Dans cette décision rendue par la Cour du Québec[1], la Cour est saisie d'une demande d'ordonnance de sauvegarde produite par le Fonds de placement immobilier Cominar (« Cominar ») qui cherche à enjoindre son locataire, Soutex inc. (« Soutex »), une entreprise de consultants en traitement des minerais et en métallurgie, de lui payer le loyer du mois de mars 2021, ainsi que les loyers futurs jusqu'à jugement final.
En défense, Soutex soutient qu'en raison des Décrets, les restrictions applicables ont empêché Cominar de lui procurer la pleine jouissance paisible des lieux loués, contrairement aux obligations prévues au bail et les dispositions applicables du Code civil du Québec.
Dans le cadre de cette affaire, le bail stipule que l’usage des lieux est réservé uniquement pour les « fins d’un bureau d’ingénieur consultant en traitement des minerais et métallurgies »[2]. Or, considérant que Soutex n’offre pas des services prioritaires, elle a cessé ses activités professionnelles dans les lieux loués à partir du 25 mars 2020. Cette interruption est intermittente en fonction des différents décrets adoptés selon l’urgence sanitaire.
Dans son analyse des critères applicables, la Cour constate qu’aux termes du bail, Soutex a renoncé à son droit de retenir le paiement du loyer advenant que le bailleur fasse défaut de respecter ses propres obligations. Ce type de clause confère au locateur commercial un droit clair au paiement intégral du loyer.
Quant au préjudice grave allégué par Cominar, la Cour reconnaît que les arrérages qui s'accumulent avec les coûts d'exploitation soutenus sont éprouvants pour un locateur. Pendant ce temps, l'espace commercial est laissé à la disposition de Soutex, qui l’utilise activement pour entreposer ses biens meubles. Cependant, la Cour retient aussi que Soutex ne peut exercer ses activités professionnelles dans les lieux loués, et, pour cette raison, elle conclut qu’elle ne peut condamner Soutex à payer la totalité de son loyer durant l’instance.
Compte tenu des circonstances exceptionnelles et dans le but de rétablir l’équilibre entre les parties, la Cour condamne donc Soutex à ne payer que 65 % du loyer mensuel dû à compter du 1er avril 2021 et limite la durée de la sauvegarde à six mois.
Cette décision sert la mise en garde suivante aux propriétaires commerciaux : même en tablant sur des baux clairs et favorables à leurs causes, lorsque la jouissance d’un local est affectée par les Décrets, il est toujours possible qu’un tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire et limite le loyer payable durant l’instance.
Ceci dit, tout n’est pas joué pour Cominar qui aura l’opportunité de demander la prolongation de cette ordonnance et/ou d’en changer les modalités avec la levée des mesures sanitaires et des Décrets. Il lui sera également possible de réclamer les arrérages de loyer encourus depuis mars 2020 lors de l’audition devant le juge du fond.
Face à la levée des mesures sanitaires et à l’expiration de la Subvention d’Urgence du Canada pour le Loyer, gageons que les tribunaux se dirigent vers un automne passablement chargé!
Hrant Bardakjian
Avocat
[1] Tremblay c. Soutex inc., 2021 QCCQ 2420.
[2] Id., par. 11.